“Lettres à Felice”, Kafka amoureux
Dès 1912, Franz Kafka s’éprend de Felice qui vit à Berlin et il entreprend avec elle une correspondance très régulière. Chaque jour, il lui envoie un ou plusieurs billets, ce durant plusieurs années. Bien qu’il ait souhaité qu’elles soient détruites, ses lettres ont été conservées et elles sont aujourd’hui lues par Dominique Pinon et Isabelle Carré.
Kafka et la jeune femme se voient peu durant les cinq années d’échanges épistolaires et bien que cette période soit émaillée de tentatives de fiançailles, on y sent combien l’écrivain est à la fois attiré et effrayé par une éventuelle vie conjugale. Il déclare sa flamme à Felice et ne se lasse pas de lui réclamer des réponses, soucieux de connaître tous les détails de sa vie, de ses journées et de ses occupations jusqu’aux plus banales. Alors qu’il travaille dans une compagnie d’assurances, il semble s’accommoder tant bien que mal de cette relation quasi-virtuelle. Il a beau évoquer quelquefois la sensualité et les désirs de baisers avec sa belle, il ne court pas à Berlin la rejoindre et la relation reste platonique. Kafka s’épanche sur ce que pourrait être leur vie maritale mais, à peine entrevu, le projet de mariage s’accompagne de la liste de tous ses inconvénients. C’est que Kafka sait déjà qu’il a besoin de solitude et il n’est pas certain de pouvoir cohabiter continuellement avec une épouse, qui de plus finirait certainement par souhaiter des enfants. Il n’hésite pas à dépeindre son peu de goût pour la société et son rejet des dîners à caractère social et conventionnel, préférant être “dans sa cave, occupé à écrire”.
Dominique Pinon dans le rôle de l’écrivain est à son bureau, vêtu d’un costume trois pièces. Il saisit finement l’esprit de Kafka et il en dégage la complexité, les excès d’effroi, l’humour et la conviction d’être peu adapté à son environnement. Sobre et riche dans son interprétation, il maintient l’attention du public avec une palette souple et modulée. À ses côtés, Isabelle Carré interprète Felice, qui reçoit les lettres et les lit. Elle n’est pas enflammée mais enfin elle semble être une réceptionnaire d’humeur légère et facile. Habillée négligemment, constamment déchaussée, lunettes sur le nez, elle n’a pas durant les lectures le sursaut de séduction qu’une amoureuse, même à distance, peut à la fois ressentir et afficher, et elle n’est visiblement pas de celles qui comprendront pleinement l’artiste.
Les lectures publiques de missives intimes sont aujourd’hui à la mode et celle-ci propose agréablement de cerner un peu mieux Kafka en son registre personnel. Tous ceux qui sont curieux ou attachés à l’écrivain trouveront un éclairage supplémentaire quant à son tempérament sombre mais ne manquant pas d’auto-ironie. La mise en scène est économe de mouvements, restant volontairement axée sur les lettres et leurs messages que l’on reçoit ainsi clairement, sans effets inutiles, comme tout un chacun écrit et reçoit une lettre d’un être cher. Cette simplicité trouve fort bien sa place sur la scène du Théâtre de l’Atelier qui permet l’intimité. À suivre ces allers et retours de mots sans aucun aboutissement charnel, le spectateur ne sera pas étonné que cette correspondance, quoique soutenue, ait débouché sur une rupture – épistolaire – cinq ans plus tard.
Émilie Darlier-Bournat
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